June 7, 2019

De l'émotion avant toute chose

De l'émotion avant toute chose
Après l’économie de l’attention, l’économie de l’émotion ? 
Depuis quelques années, on entend de plus en plus parler de ce champ organisé autour de ce que la sociologue Eva Illouz – qui vient de coordonner un ouvrage sur le sujet –  nomme les “marchandises émotionnelles”.

Les marchandises émotionnelles, comme elle l’expliquait dans son intervention sur France Inter il y a quelques semaines, ce sont celles qui ont succédé aux biens physiques, des produits intangibles qui contribuent à la formation du moi et constituent notamment le cœur de l’immense marché du développement personnel. Avec sur les biens tangibles un avantage considérable : leur caractère inépuisable – puisque, contrairement à un réfrigérateur par exemple, l’émotion peut être recherchée et consommée à l’infini

Mais ce glissement vers une économie de l’émotion ne se limite pas au développement personnel. Il est aussi perceptible dans la consommation en général et dans les stratégies marketing, l’objectif principal des marques n’étant plus depuis bien longtemps  de se contenter de vendre un produit mais de créer de “l’attachement” en développant avec les consommateurs une relation émotionnelle. 

Il est aussi de plus en plus perceptible dans la mise en place d’outils destinés à identifier et mesurer les émotions afin de proposer les produits ou services les plus adaptés à un consommateur donné à un instant donné. On pense notamment au secteur automobile, dans lequel sont nées de nombreuses innovations comme par exemple des habitacles qui adaptent leur configuration et leur ambiance en fonction des émotions du conducteur.

Il y a quelques semaines dans son magasin de Bruxelles, Ikea a mis en place un détecteur d’émotions, le (HE)ART scanner, destiné à identifier, parmi ses clients, les personnes les plus sincèrement touchées par une série limitée de tapis, véritables œuvres d’art imaginées par des créatifs comme Virgil Abloh ou Misaki Kawai. L’objectif : éviter leur revente en restreignant la vente aux véritables amoureux des œuvres, puisque seuls les participants dont les émotions étaient jugées suffisamment fortes devant la contemplation des produits étaient autorisés à les acquérir. 

Avec cette initiative, Ikea renverse totalement la logique habituelle – montrez-nous vos émotions, nous vous créerons un produit sur-mesure – en lui substituant une approche exclusive – seuls ceux dont les émotions sont “à la hauteur” sont autorisés à se procurer le produit.

 

Mais, au-delà du coup de pub et du côté assez osé d’une expérience qui conduit le magasin à refuser des ventes, la marque transforme les émotions en une forme de paiement. Une monnaie d’échange, qui vient en complément du prix en euros et dont les candidats à l’achat doivent s’acquitter pour obtenir l’objet de leur choix  ici, un tapis qui pourrait être, à bien y regarder, lui-même une marchandise émotionnelle…